Fior D'Aliza. (1863)
Par Alphonse De Lamartine. (1790-1869)
CHAPITRE I
I
Après ces grandes fièvres de l'âme qui l'exaltent jusqu'au ciel et qui la
précipitent tour à tour jusque dans l'abattement du désespoir, on reste quelque
temps dans une sorte d'immobilité insensible, comme un homme tombé d'un haut
lieu à terre, qui ne sent plus battre ses tempes, et qui ne donne plus aucun
signe de vie.
Telle était ma situation morale après tant de vicissitudes de coeur, et après la
perte, par la mort ou autrement, de tant de personnes adorées. On éprouve alors
comme une convalescence de l'âme, qui n'est ni le trouble de l'adolescence, ni
la paix de l'âge mûr, ni la pleine santé, ni la maladie état mixte, et, pour
ainsi dire, neutre et passif, pendant lequel les blessures de l'âme se
cicatrisent pour nous laisser vivre de nouveau, malgré tout le sang que nous
avons perdu. Cet état, sans ivresse, n'est cependant -pas sans douceur; c'est le
recueillement du soir dans le demi-jour d'une triste enceinte; c'est la
mélancolie qui n'espère plus, mais qui n'aura plus à désespérer c'est ce qu'on
appelle la résignation précoce, où les pensées religieuses surgissent en nous
après les tempêtes, comme ces rayons calmants de l'astre nocturne qui se
glissent entre deux nuages sur les dernières ondulations de l'Océan qui se tait.
II
Les démarches obligeantes de madame la marquise de Sainte-Aulaire et de madame
la duchesse de Broglie, mes deux principales protectrices auprès du ministre des
affaires étrangères, qui était alors M. Pasquier, de centenaire mémoire,
venaient d'emporter ma nomination au poste de troisième secrétaire de
l'ambassade de Naples; je m'occupais de mon prochain départ, et pendant ces
jours d'adieux à mes amitiés déjà nombreuses à Paris, M. Gosselin, libraire et
imprimeur déjà célèbre, se pressait d'imprimer et de donner au public mes
premiers essais de poésie, intitulés Méditations poétiques et religieuses.
C'était un mince petit volume d'une magnifique impression, édité à cinq ou six
cents exemplaires, et qui paraissait plus fait pour être offert par un auteur
timide à un petit nombre d'amis d'élite et de femmes de goût, qu'à être lancé à
grand nombre dans le rapide courant de la publicité anonyme; je n'avais pas même
permis à M. de Genoude et au duc de Rohan, mes amis, qui s'en occupaient à mon
défaut, d'y mettre mon nom. «Si cela réussit, leur disais-je, on saura bien le
découvrir, et si cela échoue, l'insaisissable anonyme ne donnera qu'une ombre
sans corps à saisir à la critique.»
III
Le volume ne fut mis en vente que la veille de mon départ de Paris. La seule
nouvelle que j'eus de mon sort, dans la matinée de mon départ, fut un mot de M.
Gosselin m'annonçant que le public d'élite se portait en foule à sa librairie
pour retenir les exemplaires, et un billet de l'oracle, le prince de Talleyrand,
à son amie, la soeur du fameux prince Poniatowski, billet qu'elle m'envoyait à
huit heures du matin, et dans lequel le grand diplomate lui disait qu'il avait
passé la nuit à me lire, et que l'âme avait enfin son poëte. Je n'aspirais pas
au génie, l'âme me suffisait tous mes pauvres vers n'étaient que des soupirs.
IV
Je partis sur ce bon augure et je m'arrêtai seulement quelques jours, dans ma
famille, à Mâcon, où m'attendait un nouveau bonheur, préparé et négocie par ma
mère en mon absence.
J'avais eu l'occasion, l'année précédente, de rencontrer à Chambéry une jeune
personne anglaise, d'un extérieur gracieux, d'une imagination poétique, d'une
naissance distinguée, alliée aux plus illustres familles de son pays. Son père,
colonel d'un des régiments de milice levés par M. Pitt pendant tes anxiétés
patriotiques du camp de Boulogne, était mort récemment sa mère, qui n'avait
d'autre enfant que cette fille, lui avait donné une instruction grave et des
talents de peinture et de musique qui dépassaient le portée de l'amateur. Sa
fortune lui permettait de compléter, par des voyages sur le continent et par la
pratique des langues étrangères, cette éducation soignée d'une fille unique.
Elle l'avait liée, dès sa plus tendre enfance, en Angleterre, avec une famille
émigrée de Savoie; celle du marquis de La Pierre, gentilhomme de haute
distinction, retirée à Londres'depuis l'expulsion du roi de Sardâigne. Le
marquis de La Pierre était mort en exil il avait laissé en mourant une nombreuse
et belle famille, composée de la marquise de La Pierre, sa veuve, et de quatre
filles d'une beauté remarquable et d'un caractère accompli l'une a épousé lé
marquis de Grimaldi, aide de camp du roi Charles-Albert; trois autres vivent à
Turin dans la pratique de toutes les vertus pieuses. Après le renversement de
1815, le marquis de La Pierre.fit des démarches auprès du roi de Sardaigne afin
d'obtenir des indemnités pour ses biens confisqués pendant la Révolution. Les
négociations ne furent terminées qu'après sa mort, mais en 1819 sa veuve revint
à Chambéry avec sa belle famille, chercher quelques débris de son antique
opulence. Mademoiselle B que je devais épouser, presque inséparable de ses
amies, profita de cette circonstance pour venir, avec sa mère, rejoindre la
marquise de La Pierre et visiter le continent. Elle se fixa avec sa mère, à
Chambéry, dans la maison de ses amies, comme une cinquième fille de cette
charmante famille.
V
Cette famille, respectée et recherchée de tous les étrangers de la ville et de
la campagne, devint le centre d'une société de tout âge, composée de ce qu'il y
avait de plus respectable, de plus brillant et de plus aimable dans le, pays.
C'est ainsi que j'avais connu celle qui devait être ma femme. Mademoiselle B
aimait passionnément la poésie, et mes vers encore inédits, mais récités dans
la maison de la marquise de La Pierre par des amis de mon âge, l'avaient
prévenue en ma faveur avant même de me connaître de vue j'avais été accueilli
avec cet enthousiasme que le mystère et le demi-jour ajoutent au talent. Libres
l'un et l'autre, rien ne nous empêchait de songer à nous unir, si nos deux
familles consentaient à notre union. La religion différente était le seul
obstacle aux yeux de ma famille, d'une orthodoxie sévère, et aussi aux yeux de
la mère de mademoiselle B Quant à elle, cette diversité du culte natal n'était
pas un empêchement; car, élevée dans l'intimité journalière de quatre personnes
zélées catholiques, elle n'avait pas tardé à subir elle-même l'influence secrète
du catholicisme du coin du feu, et elle était résolue à adopter la religion de
ses amies aussitôt qu'elle pourrait le faire sans affliger sa mère. Les
personnes pieuses du pays, confidentes de son penchant pour moi, faisaient des
voeux charitables pour que l'amour achevât, la conversion de l'esprit. Je me
rappelle même, non sans sourire, une circonstance étrange, qui montre à quel
point le zèle religieux exalte le prosélytisme du coeur.
La marquise de La Pierre, son amie, et ses filles étaient venues s'établir pour
quelques semaines aux bains d'Aix, en Savoie. J'y étais moi-même et je logeais
dans une maison peu éloignée de celle que ces dames habitaient. J'y venais,
presque tous les jours, passer la soirée comme en famille. L'hôte de la marquise
était un excellent et pieux vieillard, nommé M. Perret, qui, pour accroître son
modique revenu et pour gagner, l'été, le pain de l'hiver, louait, pendant la
belle saison, quelques chambres garnies et tenait à bon marché une pension
gouvernée par ses deux soeurs. Ce vieillard simple et respectable, dont la vie
ascétique avait écrit la macération sur sa pâle figure, passait sa vie en
solitude et en prière dans une chambre haute de sa maison. Il y vivait
entièrement étranger aux tracas d'une maison publique, comme un ermite dans sa
cellule, au milieu du bruit qui ne l'atteint pas. C'était un véritable saint
qui, par modestie, s'était refusé la prêtrise, et qui passait sa vie recueillie
entre la contemplation et l'étude des merveilles de Dieu dans sa création. Le
saint était botaniste. On le voyait tous les matins, après avoir entendu la
messe, gravir seul, sans chapeau, des portefeuilles sous le bras, des filets à
prendre des insectes à la main, les pentes escarpées des ruelles d'Aix, qui
mènent aux plus hauts plateaux des montagnes, tout en murmurant à demi- voix les
versets de son bréviaire.
VI
Le soir, il en redescendait plus ou moins chargé de plantes ou de pauvres
papillons épinglés, dont il grossissait sa collection. La seule distraction
qu'il se permît après le souper, le chapelet et la prière du soir, était un air
de flûte, joué au bord de sa fenêtre donnant sur les prés de Tresserves. Il
avait conservé ce goût de musique et cet instrument du temps de sa jeunesse où
il avait été fifre dans un régiment du roi de Sardaigne.
Il avait beaucoup d'amitié pour moi, parce que j'aimais à aller, à mes heures
perdues, visiter son herbier et entendre les explications scientifiques et
providentielles sur la vertu des plantes et sur les moeurs des insectes,, toutes
attestant, suivant lui, la grandeur et les desseins de la Providence.
Les chuchotements de la maison lui avaient fait connaître la secrète
intelligence qui existait entre la jeune Anglaise et moi, les obstacles que sa
mère mettait par religion à ce penchant de sa fille, et les difficultés qu'elle
apportait à nos entretiens. Il croyait de son devoir de les favoriser de toute
sa complicité, pensant ainsi contribuer au salut d'une âme qui serait perdue. si
le mariage ne la sauvait pas. Il me proposa d'être ma sentinelle dans la maison
de ses soeurs, et de m'avertir, en jouant de la flûte, chaque fois que la mère
vigilante sortirait sans sa fille pour la promenade. Ma fenêtre, dans une
chambre de faubourg hors de la ville, était assez rapprochée pour que les sons
aigus de l'instrument fussent saisissables à mon oreille et pour que je fisse
cadrer mes visites avec l'absence de celle qui fut, plus tard, ma belle-mère.
C'est ainsi que le saint homme servait en conscience un amour naissant, en
croyant servir le ciel; c'est la première fois sans doute que la piété la plus
sincère sonnait a des profanes l'heure des rencontres.
VII
Je revins à Paris après la saison des bains il était convenu que nous
profiterions, l'un et l'autre, de toutes les circonstances favorables pour
amener, elle sa mère, et moi ma famille, à consentir à un mariage que nous
désirions tous les deux très-vivement. Ma mère, comme à l'ordinaire, était ma
complice.
Ma nomination à Naples, les espérances que cette carrière ouverte donnait à mon
père, mon séjour de quelques semaines à Mâcon, mes instances auprès de mes
oncles et de mes tantes amenèrent à bien les négociations; je partis avec
l'autorisation de tout le monde et avec des assurances d'héritages, après la
mort de grands parents, qui rendaient ma fortune au moins égale à celle de ma
femme. Ses démarches. auprès de sa mère, et l'influence de ses amies,
mesdemoiselles de La Pierre, avaient triomphé de son côté de tous les obstacles.
J'en étais informé par sa correspondance, et, en arrivant à Chambéry, je n'eus
qu'à recueillir le fruit d'un an de patience et à emmener avec moi la femme
accomplie, que l'attachement le plus fidèle et le plus dévoué me destinait pour
compagne de mes jours bons et mauvais. Nous fûmes mariés dans la chapelle du
château royal de Chambéry, chez le marquis d'Andezène, qui gouvernait alors la
Savoie. L'illustre comte de Maistre, mon allié par le mariage de la plus
charmante de mes soeurs, madame Césarine, comtesse de Vignet, avec un neveu du
comte de Maistre, me servit de parrain, chargé des pouvoirs de mon père.
VIII
Nous partîmes pour Turin où je m'arrêtai quelques jours pour y voir le premier
secrétaire d'ambassade, le comte de Virieu, mon ami le plus intime et presque un
frère. Le duc d'Alberg, ami du prince de Talleyrand, y était alors ambassadeur.
Il nous accueillit à Rivsalta, belle maison de plaisance qu'il habitait pendant
l'été.
Rien ne semblait annoncer, à Turin, la fermentation sourde d'une révolution
prochaine qui couvait sous les sociétés secrètes et dans les conjurations
ambitieuses des amis du prince de Carignan depuis le roi CharlesAlbert.
Indépendamment du comte de Virieu, du marquis de Barrol, du marquis Alfieri et
de son fils, avec lequel j'avais été élevé, je connaissais d'enfance presque
toutes les illustres familles du Piémont les Sambuy, les Ghilini, les Costa,
pour avoir reçu avec eux une éducation commune chez les jésuites de Belley, dans
ce collège soutenu par eux.. Je quittai Turin comblé de leur accueil et je
m'arrêtai peu à Florence.
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